vendredi 5 septembre 2014

C'était une magnifique journée

Le bassin du glacier de la Pilatte vu du refuge du même nom. Et de gauche à droite, la Pointe des Boeufs Rouges, le col de la Condamine, les Pointes de la Pilatte, les cols des Bans et les différents sommets des Bans. 


Mardi 2 septembre. Il est 13h30. Nous descendons du Col de la Condamine versant Glacier de la Pilatte. Une pente de neige soutenue dans le 35°- 40° donne accès, après le passage de la rimaye via un gros pont de neige bien distinct depuis le col, à un cheminement moins raide, presque débonnaire si quelques crevasses, les unes bien visibles, les autres fortement suspectées, ne nous rappelaient qu'on s'engage là sur un glacier et que les précautions d'usage s'imposent. 

Tempête de ciel bleu, pas le moindre vent. Je propose que l'on s'encorde à 15m avec des noeuds de freinage, anticipant l'arrivée quelques 100m plus bas dans la zone présentant un risque de chute en crevasse. C'est un choix : traiter le "risque pente" en s'encordant court ou s'encorder long pour traiter le "risque crevasse" ? Ou bien encore adapter l'encordement dans la progression : court les 100 premiers mètres puis long à l'approche de la rimaye ?  La pente est un peu raide mais rien de tracassant. La neige a molli en ce magnifique milieu de journée. Une glissade est facilement et rapidement enrayée dans cette inclinaison et ce type de neige. J'évalue ainsi la gestion du "risque crevasse" prioritaire sur celle du "risque pente" et la manip d'ajustement de l'encordement en cours de progression non nécessaire, compte tenu de l'aisance avec laquelle nous devrions nous déplacer. 

Mon évaluation est rapidement confirmée : tout le monde semble à l'aise. Alors que nous nous étions engagés les premiers dans la pente, nos amis nous doublent, manifestement plus rapides que nous dans cet exercice. Ca ne m'étonne qu'à moitié : Katell et moi sommes du genre très prudents. 

Quelques secondes plus tard, nos amis glisseront juste sous nos yeux et s'entraineront l'un l'autre dans la rimaye, 50m en contre bas.  

Si la perte d'équilibre initiale ne nous a inquiété ni l'un ni l'autre -nous nous attendions à ce que couchés sur leurs piolets ancrés dans la neige, leur glissade n'excède pas une dizaine de mètre tout au plus- l'accélération de leurs corps, comme impuissants, sans action sur ce qui n'aurait du être qu'anodin et leur disparition soudaine dans la crevasse, nous feront basculer immédiatement dans l'urgence. Disposer sans délai le corps et l'esprit à accepter le pire. Suspendre ses émotions. Agir méthodiquement, rationnellement, le plus efficacement possible.  Rassembler toute l'énergie de notre humanité pour agir avec autant de lucidité que possible, et ne surtout ne pas la gaspiller en sanglots. 

Un long silence avant les premiers "au secours" criés par une voix d'homme. 

Sécurisés, l'alerte passée par Katell en surface tandis que je descends dans la crevasse, l'heure et demie qui suivit me projettera dans l'intimité de deux êtres qui s'aimaient.  

Katell était proche d'eux. J'apprenais à les connaître à l'occasion de ce tour d'alpinisme contemplatif  - c'est le mot qui me vient à l'esprit, contemplatif- dans les Ecrins qui nous enthousiasmait tous, et les appréciais déjà beaucoup. Les moments partagés, leurs énergies, leurs humours, la façon dont nous avions préparé sérieusement cette escapade m'avaient ravi. 

Officiellement, elle décèdera à l'hôpital. 

Mais je crois bien l'avoir vue mourir au moment où nous l'évacuions avec les secouristes du PGHM.  Dans le vacarme de l'hélico qui s'apprêtait à l'arracher de la crevasse, séparée de celui qui maintenant s'effondre, elle a ouvert les yeux une dernière fois,  les a refermés et a prononcé un mot. Je me souviens n'avoir entendu que le son "O". Sans parvenir à discerner les consonnes. Peut être "BO".

Je ne les connaissais pas encore très bien mais je les ai aimés de toutes mes forces. 

Elle n'est plus là. Il est vivant. Indemne. Le corps va très bien mais à l'intérieur, tout est cassé. Il la cherche. Nous sommes impuissants.

Elle est morte. 

C'était une magnifique journée.



6h, mardi 2 septembre. Départ du refuge des Bans.


Le Bonvoisin et le Jocelme.


On s'encorde et on met les mains.


Belle ambiance montagne, le glacier du Fournet en contrebas.

Arrivée à la pointe des Boeufs Rouges depuis la petite arête SW. Les Bans, en fond.



1 commentaire:

  1. C'était une magnifique journée, ce seront des jours de courage. L'indécence n'a pas lieu d'être, si écrire est un besoin (quel que soit le besoin ou le facebook) dans ces cas-là il n'y a pas à se justifier.
    des pensées.
    fabienne

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